de Víctor Erice
avec Ana Torrent, Isabel Telleria, Fernando Fernán Gómez
Espagne | 1973 | 1h38
Dès 1976, année de la sortie de Cría Cuervos, Ana Torrent a donné son visage à l’enfance de l’Espagne post-franquiste. Trois ans plus tôt, elle jouait déjà dans L’Esprit de la ruche de Víctor Erice.
Au début de ce film incontournable du cinéma espagnol, un cinéma itinérant attire les enfants d’un village du plateau castillan. Parmi ces enfants, la petite Ana. Son visage absorbé : entre le cinéma et ce visage, une aventure naît. La placidité et l’intensité de ces grands yeux intelligents révèlent que l’innocence n’est plus de mise dans ces années 70. Une enfant sérieuse en métaphore d’un pays : c’est entre autres un des drames du franquisme que d’avoir volé des enfances – celles des générations nées pendant cette période ; celles des bébés vendus-; celles des gosses de villes et de villages, obligés de se plier aux lois du monde adulte, souvent s’en détournant, parfois les contestant. Si, dans L’Esprit de la ruche comme dans Cría Cuervos, Ana est avec d’autres enfants, c’est pourtant bien elle le révélateur solitaire de ces adultes qui «-semblent avoir perdu la capacité de sentir la vie-» (L’Esprit de la ruche). Pleinement enfant dans le geste précis de nouer ses lacets mais ne sautant pas au-dessus du feu comme les autres. Une enfant qui n’a pas sommeil, là encore métaphore d’un pays qui ne veut pas dormir, mais se tient au contraire éveillée, à l’affût des agissements secrets, pervers, prête à tout voir même sans tout comprendre. Ana voit d’ailleurs ce que les autres ne voient pas, ne peuvent ou ne veulent pas voir : elle est le contrechamp du mensonge et de l’hypocrisie. Et du refoulement, la petite imitant, rejouant, rêvant, se souvenant, pour (se) libérer. Son effronterie intérieure, le risque de désobéir, sa capacité à vivre la joie d’un instant (l’importance du lien avec ses soeurs), sa manière de s’emparer du poison (champignon vénéneux chez Erice ou mort aux rats chez Saura), son empathie, son indépendance, tout cela semble avoir conduit Ana à être une des deux mères de Dos Madres (2023), comme si avoir à l’esprit l’enfant qu’elle fut lui permit d’être une mère vivante, saine, courageuse, honnête. Si son visage d’enfant s’est gravé de face dans l’histoire du cinéma, c’est de profil qu’on la retrouve adulte chez Iriarte. Les deux films récents de l’actrice née en 1966 – Dos Madres (Víctor Iriarte) et Fermer les yeux (Víctor Erice) – n’ont rien à envier aux coups de maître dans lesquels elle débuta sa carrière, d’autant qu’ensemble, les quatre films lui ont légué un pouvoir de clairvoyance (Ana est d’ailleurs celle par qui le squelette voit dans L’Esprit de la ruche). Paradoxalement, il faut, pour cela, savoir fermer les yeux. PA.
– Semaine de la critique, Festival de Cannes 1974 & Grand prix du jury, festival de San Sebastian 1973
Séance le mercredi 07 mai | 17h45 | Garenne – Salle 1
dimanche 11 mai | 14h15 | Garenne – Salle 4